À dires et traits d’experts. Analyse du langage des procès-verbaux d’expertise du bâtiment du XVIIIe siècle : mots, discours et figures
Répertoire de travail du projet de recherche spontané soutenu par l’Institut des Études et de la Recherche sur le Droit et la Justice
Notre projet se propose d’analyser le langage des procès-verbaux d’expertise du bâtiment parisien au XVIIIe siècle que les Archives nationales ont conservés dans leur quasi-intégralité. Soumis à un régime juridique similaire à celui d’aujourd’hui, l’expertise de la période moderne pourrait être définie comme « une mesure d’instruction consistant pour le technicien commis par le juge, l’expert, à examiner une question de fait qui requiert des lumières et sur laquelle des constatations ou une simple consultation ne suffiraient pas à éclairer le juge et à donner un avis purement technique sans porter d’appréciation d’ordre juridique » (Cornu 2011). Une différence importante à l’époque réside dans le fait que la procédure d’expertise peut également être introduite par des particuliers pour les aider à prendre une décision dans un cadre volontaire ou gracieux. Cette originalité marque déjà la volonté de trouver des solutions alternatives à la judiciarisation de la société. De plus, les experts dans le champ de la construction sont constitués par suite d’un Édit de mai 1690 principalement par deux métiers, celui d’architecte (bourgeois) et celui d’entrepreneur alors qu’auparavant seuls les gens du bâtiment pouvaient agir comme experts.
Dans le cadre d’une première recherche soutenue par l’ANR, nous sommes parvenus à numériser et analyser plus de 5 000 procès-verbaux délivrés pendant les dix années choisies sur le siècle (années se terminant par 6). Le traitement des affaires et leur typage a également permis d’engranger un nombre important d’informations concernant chacun des 242 experts exerçant pendant cette période et à propos desquels nous avons produit une prosopographie. Il s’agit désormais de prolonger cette recherche en nous intéressant à la matière même du texte des rapports d’experts qui, hormis la partie introductive de la procédure qui permet de déclencher l’expertise et l’audition de témoins, le cas échéant, constituent le « dire » des experts, transcrit par les greffiers de l’écritoire. En effet, ces textes, pièces maîtresses des expertises, représentent toute la trame intellectuelle du raisonnement des experts. Certes une partie apparaît descriptive des biens visités, mais très vite, les hésitations ou au contraire l’orientation du discours développe un argumentaire qui mériterait d’être analysé de manière approfondie, à partir d’un fin examen des mots du texte (isolation des lemmes, niveau de langues, choix des vocabulaires, organisation des idées, type de raisonnements, usage des mots induisant des partis pris, analyse factorielle des tendances/correspondances…), mais aussi d’une analyse du discours développé par les experts afin de convaincre le requérant, le ou les parties, ou encore le juge, le cas échéant. Cependant, les experts, en plus de leur pensée oralement dictée et transcrite sur papier par le greffier, semblent avoir besoin d’exprimer leur avis, ou d’accompagner leur rhétorique par des traits de crayons et d’encre noire sous la forme d’une iconographie souvent rehaussée de couleurs, spécifique (plans géométraux, schémas ou croquis).
Ce travail nous permettra de confirmer ou d’infirmer sur des documents en série, traités en intégralité, certaines conclusions obtenues et de vérifier certaines autres hypothèses qui ont pu être entrevues :
- De distinguer le niveau de langue des architectes de celui des entrepreneurs, celui des professionnels de celui du public et de les comparer ;
- En particulier, de caractériser précisément le fonctionnement du raisonnement, d’une logique des experts sur un siècle, voire d’une logique juridique de conviction ;
- D’évaluer les cas où la communication graphique devient nécessaire parce que le dialogue ne suffit plus ;
- D’examiner les rapports entre la pratique de l’expertise et sa théorie, d’estimer la part prise entre la posture de conseil et celle de décideur.